« Un peuple qui élit des corrompus, des renégats, des imposteurs, des voleurs et des traîtres n’est pas victime ! Il est complice ». Georges Orwell


vendredi 1 septembre 2017

Christian Rioux: Carnet de vacances

Les eaux étaient basses cet été sur la rivière Trois-Pistoles. Presque un mois sans pluie. Mais la population ne se plaignait pas. Résignés, les derniers agriculteurs de la région prenaient leur mal en patience. Toutes les cultures étaient au ralenti. Le blé d’Inde est arrivé tardivement sur les étalages. Même qu’on n’a pratiquement pas vu la couleur des bleuets sauvages, souvent brûlés par le soleil. Comme les champignons d’ailleurs. Mais que peut-on contre la nature ? Cette résignation paysanne d’Ancien Régime m’a toujours ému et fasciné. Il y a de la grandeur dans cette façon d’accepter nos limites, mais aussi de se sentir éternels.
 
Cette résignation inscrite au coeur de notre identité est-elle due à notre nordicité ou à la Conquête, qui fut le véritable acte de naissance de notre peuple ? À moins qu’elle vienne de plus loin encore. Toujours est-il qu’il est fascinant de constater à quel point la colère et la révolte n’ont jamais fait partie de l’ADN des Québécois. Voilà plus de deux siècles que toutes les statistiques sur la langue annoncent une minorisation constante du français au Canada. Il y a 250 ans que le scoop est éventé. Peu importent les analyses, toutes plus fines les unes que les autres, les derniers chiffres n’auront fait mentir ni la lente et inéluctable régression du français inscrite au fronton du Canada depuis sa fondation ni l’incommensurable capacité de nos compatriotes à se résoudre à leur destin.
 
Faut-il que nos élites soient habituées à tendre l’autre joue pour qu’une mesure aussi banale et logique que l’application de la loi 101 au cégep — défendue par le dernier représentant de l’esprit de Camille Laurin, le sociologue Guy Rocher — passe à leurs yeux pour la pire des perversions. Nous sommes certainement le seul peuple au monde à subventionner l’assimilation d’une partie de ses compatriotes et de la moitié de ses immigrants à une langue et une culture étrangères. Les Catalans et les Flamands, conscients, eux, de leur fragilité, s’y refusent net. C’est pourquoi ils appliquent un régime strict d’unilinguisme dans leur réseau scolaire. En Belgique, ce régime s’étend même à l’université. Ce qui n’empêche ni les Flamands ni les Catalans d’être cent fois plus bilingues, et multilingues, que les Québécois. Bilingues oui ! Assimilés non !

 
Peut-être le secret de tout cela se trouve-t-il dans cette conversation subrepticement entendue dans l’avion qui me ramenait à Paris. « Le français, c’est bien parce que c’est joli ! » disait un Africain sur un ton satisfait tout en affirmant que le grand mérite de Montréal ne résidait pas dans sa langue et sa culture originales, mais dans le fait qu’on pouvait partout s’y faire servir en anglais. Et ce dernier de conclure : « L’anglais pour étudier, c’est quand même plus sérieux que le français ! » Pour peu, on aurait cru qu’il parlait d’une langue africaine en voie d’extinction.
 
Vous l’aurez compris, vu du Bas-du-Fleuve cet été, le Québec avait surtout l’air fatigué. De cette fatigue culturelle dont Hubert Aquin disait qu’elle nous poussait à « l’excentricité » et à atteindre « le nirvana politique par voie de dissolution ». C’est ce que nous rappelle Yvan Lamonde dans un opuscule brillant et mesuré intitulé Un coin dans la mémoire (Leméac), où il entreprend de diagnostiquer « l’hiver de notre mécontentement ». Le « coin » dont parle ici l’historien est évidemment cet instrument qui sert à fendre le bois mais qui peut aussi diviser les coloniaux que nous sommes demeurés.
 
Se dissoudre, n’est-ce pas aussi dédaigner ses propres combats pour mener ceux des autres, seuls dignes d’intérêt ? Pendant que dans la touffeur de l’été les statistiques sur la langue se noyaient dans un océan de confusion, à Québec, des militants s’amusaient à rejouer l’affrontement de Charlottesville. Une sorte d’opéra bouffe où une poignée de nationalistes excités étaient peints en suprémacistes blancs et des gauchistes bon teint oubliaient que le totalitarisme peut aussi être de gauche. Comme si notre histoire avait été kidnappée par d’autres.
 
Car la mondialisation n’entraîne pas que l’exportation des marchandises, des capitaux et de la main-d’oeuvre. Elle impose aussi son vocabulaire et son imaginaire. Voilà donc des Québécois s’appliquant à mimer de part et d’autre les affrontements raciaux de nos voisins du sud. Comme si nos ancêtres avaient été esclavagistes et qu’ils étaient les héritiers de la guerre de Sécession. Faut-il que la force de ce mimétisme soit grande pour qu’un peuple aussi paisible et accueillant que les Québécois se perçoive comme l’héritier du racisme le plus abject. C’est ça, être colonisé, disait Frantz Fanon. C’est ne plus se voir que dans le prisme d’un autre. Ne plus comprendre ses propres combats et les troquer pour des luttes de substitution totalement fantasmées.
 
Pas étonnant que, dans son livre, Yvan Lamonde appelle les Québécois à « se rapailler » et à accepter ce qu’ils sont afin de se tourner vers un nationalisme plus politique et républicain. « Se rapailler », n’est-ce pas au fond ce à quoi devraient toujours servir les vacances ?

Source: Le Devoir